Lettres à l'outrage.
Tu as les yeux clairs des premiers amours, et les jambes pâles et invisibles qui rappellent aux
reins combien ça brûle un corps humain sous les engelures de décembre, Paris résonne de ta
voix : ce sont tes pas qui tonnent sur le bitume anodin de la ville grise. Tu es accompagnée
dans la vie de tintements et d’éclats blancs, il y a autour d’eux, pour désormais, un peu de ma
voix qui les enroule dans un lange de musique.
Tu as les yeux clairs des grands souvenirs qui se tiennent chacun à l’une des extrémités des
ciels inquiets : tu as l’aube et la nuit qui se regardent, interdits, immobiles, et aucun des deux
ne vient compromettre l’autre. Tu as les teintes oranges du jour dans l’agonie, et le blanc
automnal de la nuit qui s’en va, piétinée par les courses de rosée.
J’ai blotti trois mots aux tons fanés qui déploient des odeurs exquises dans des formes atroces,
ce sont les fleurs malsaines, arrachées des marais de la désespérance, trois mots qui sont les
dernières vigueurs du langage, son espoir infortuné.
Souvent, dans les buées qui bougent au bout de nos clopes, je me dis, comment elle est ta voix
très fine, très légère, comment elle ferait pour traverser nos hurlements d’imbéciles révoltés.
J’ai vingt ans que je porte aussi mal qu’un cœur, c’est un habit étroit, qui me moule des
épaules de fer, mes vingt ans sont deux choses : une douleur et une audace. Mes vingt ans
sont une fureur et une clameur qui ne savent pas passer, qui attendent de torturer l’Univers,
de l’aplatir sur la table à supplices et lui faire cracher ses injustices. Tant d’injustices qui
s’y morfondent dans le ventre de l’Univers et sa gorge profonde abrite tous les maléfices
ignobles, toutes les séductions dangereuses. J’ai vingt ans que je ne vendrai qu’au diable et
s’il n’en veut pas, je les brûlerai pour qu’ils ressemblent à ses filles aux couronnes infernales.
Mon existence se résume à trois ambitions, une trinité d’impie que je célèbre à l’autel des
orgueils :
Ecrire le conte qui reflétera l’enfer dans les yeux d’un enfant, construire l’Histoire qui
indignera le moralisateur et enfin, et surtout, vivre la vie qui fera pleurer jusque mes assassins.
Je pourrais en ajouter une dernière toute renforcée d’acier présomptueux : te dérober deux
baisers ; un pour chaque lèvre.
J’aime ce qui est excessif, et j’aime ton pas quand il va mourir dans le jour, j’aime quand
l’alcool qui vient faire gémir mes veines d’éclairs nouveaux et inconnus dérobent la part de
ton sommeil qui colle au mien ainsi qu’une miette de chaleur.
Dans la nuit, quand mes transes me mettent au lieu d’une voix un hurlement j’imagine tous les
jolis cheveux blonds qui percent la croûte de la nuit, ô combien de terres stériles n’ont pas vu
d’aube plus jeune que la folie blonde et bouclée qui meurt dans ta nuque constituée de tous les
iris fragiles que comptent les mains avides de la grâce.
Je me dis :
A quoi ça sert une bouche ?
A deux choses, je réponds
Au cri puissant, au baiser
Le reste c’est de la vanité, le dialogue c’est pour les idiots, se comprendre ça se passe dans
les gestes ou dans le cri, il faut éviter tous les mots superflus, ces escroqueries de poètes qui
trompent les foules.
« N’être pas dupe, c’est être méchant »
Chantait Verlaine
Et il tirait
Sur Rimbaud
La nuit a senti
Dieu le chien
Qui claquait
Des dents
Dans un éclair
D’acier.
Demain, j’aurais les ongles noirs de poudre, avant d’avoir les yeux fardés de sang, demain je
me maquille de terreur, je pose la lourde chair du crime comme un masque pressant sur mes
muscles d’enfant.
Je me dis, tu as le pas si leste que tes bottes ne te vont pas assez bien, et ta bouche s’est taillée
dans les minéraux rares des pays qui se tiennent dans les secrets recoins de la géographie, qui
sont comme un corps inquiet, dissimulé sous des brumes –comme la nuit pour le clandestin-
et des vents aux gorges de rochers. Tu t’abrites dans tes secrets et ton rire développe une
houle de joie qui chasse les inquisiteurs de la détresse, les traqueurs infernaux des tristes
solitudes. Ceux-là que tu ne laisses pas rentrer, ni demain de les avoir trop laissées hier
s’infiltrer dans tes failles, tu te souviens des bouches vénéneuses des amoureux de Province,
tu te souviens les amoureux loin derrière la cité bariolée
Je me fatiguais de Paris moi, j’en croyais connaître tous les parvis féminins, en avoir
décompté toutes les senteurs égales d’ennui, je m’étais dit « c’est fini, Paris, tu en as tout
bu la liqueur infâmante, tout bu le vice, tout dévoré la vertu » et je me disais ça, accablé
d’abandonner cette amante qui grouille de deux millions d’indifférences. Je crois que ce
sont tes yeux qui sont blottis dans ton visage qui ont réveillé en moi le mot sans la parole, la
voix sans le langage tout ce qui sert à traverser les individualités sans passer par la virtualité
niaise des mots préconçus, des phrases préparées, usées, salies, abîmées par les bouches des
galeux. Ah. Dehors, il y a le jour qui enfle, avec lenteur, il gonfle de lumière le ciel, comme
une voile. Il se bombe, le ciel, là haut, et il vient achever les rêves rachitiques qui habitent
la forêt monstrueuse du rêve. Dedans, ce sont des pins d’ombre qui tremblent comme des
déserteurs, ils enfoncent, les pins, chacun de leurs mots aigus dans le muscle tendu du songe
qu’ils percent comme la source brise la terre infertile qui retient ses fécondités, comme le dard
de l’insecte.
Je pense à tes yeux clairs qui éteignent la nuit, qui se brisent en les sept lumières imaginant le
spectre des bleus. Voilà Klein et le reste des armées aux muscles fêlées et tous les violets qui
patientent dans ma gorge que ma peau se défasse de mon corps…
AH. Comme tu es jolie, j’en ferai des poèmes à la gouache pour ton charmant visage.
J’invoquerai les mains célestes de la nuit et j’en déformerai ses chancres, je lui prendrai à
l’astronomie ses étoiles bariolées pour me les coller au front et avoir le soir qui prolonge le
soir, attacher des ficelles de soir en une longue corde qui pendra la misère.
Je sais où te trouver
Tu sais où me perdre.